Resources “Désolés pour le génocide…”

Par YOUK CHHANG, BEN KIERNAN, et DITH PRAN
Published 5 janvier 1999 en Le Monde

NUON CHEA et Khieu Samphan ont tenu une conférence de presse à Phnom-Penh. Ils se disent “désolés” de ce qui s’est passé de 1975 à 1979. Mais la reddition de deux des derniers chefs khmers rouges ne met pas un terme à la question de leur culpabilité dans l’holocauste cambodgien qui vit périr un million sept cent mille personnes.

Le régime khmer rouge est coupable de génocide à cinq titres au moins. Ses victimes furent le monachisme bouddhiste du Cambodge et au moins quatre minorités ethniques : les Vietnamiens, les Chinois, les Thaïs et les Chams, minorité musulmane. Quelques petites tribus, comme celle des Kolas, ont été rayées de la carte.

Les Khmers rouges ont aussi commis des crimes contre l’humanité en déportant, massacrant, affamant volontairement la population urbaine, ainsi que des crimes de guerre contre le Vietnam voisin. Tous ces crimes violaient le droit international comme le droit interne du Cambodge. Le gouvernement Hun Sen, qui a combattu les Khmers rouges pendant deux décennies, souhaite peut-être oublier et pardonner aujourd’hui.

Mais le droit international doit passer.

Pol Pot, le “Frère numéro un”, qui conduisit le régime génocidaire, est mort de sa belle mort le 15 avril 1998. Cinq autres hauts dignitaires khmers rouges au moins restent vivants et impunis. Nuon Chea était le “Frère numéro deux”. Il a servi sous Pol Pot comme secrétaire général adjoint du Parti communiste au pouvoir au Kampuchéa. Khieu Samphan, âgé aujourd’hui de soixante-sept ans, a dirigé le présidium d’Etat du Kampuchéa démocratique, c’est-à-dire l’Etat khmer rouge. Tous deux ont joué des rôles importants dans un régime génocidaire. “Désolés” est loin d’être à la hauteur de leurs responsabilités.

Selon des témoins, c’est lors d’une rencontre secrète de mai 1975 que Nuon Chea approuva les ordres de Pol Pot d’ “effacer” la religion et le monachisme bouddhistes, de “disséminer” les dignitaires du régime vaincu de Lon Nol, d’expulser tous les civils vietnamiens, de fermer écoles et hôpitaux. En avril 1977, quand les massacres atteignaient leur apogée, Khieu Samphan déclarait : “Nous devons exterminer l’ennemi… Tout doit être fait avec ordre et à fond. Il ne faut pas se laisser distraire [mais] continuer le combat en supprimant toute apparence d’ennemi en tout temps.”

Ieng Sary, numéro trois du régime, était le vice-premier ministre de son beau-frère Pol Pot. Tel était le point de vue officiel de son ministère des affaires étrangères en 1976 : “Dans notre pays, il y a de 1 % à 5 % de traîtres qui font un travail de sape.” Le journal secret d’un de ses collaborateurs révèle : “Nos ennemis s’affaiblissent à présent et ils vont mourir. La révolution les a déracinés et les réseaux d’espionnage ont été écrasés ; d’un point de vue de classe, tous nos adversaires ont disparu. Toutefois, il reste les impérialistes américains, les révisionnistes, le KGB et le Vietnam. Bien qu’ils aient été vaincus, ils se perpétuent… Les ennemis sont sur notre corps, parmi l’armée, les ouvriers, dans les coopératives et même dans nos rangs… Il faut progressivement exterminer ces ennemis.”

Vingt ans plus tard, en 1996, Ieng Sary abandonnait Pol Pot. Le gouvernement cambodgien lui accorda un pardon restreint et il conserva son fief dans le nord-ouest du Cambodge. Cette amnistie provoqua l’émiettement des forces khmères rouges à mesure que d’autres chefs cherchaient à conclure des accords semblables. En 1997, le chef de la sécurité khmère rouge, Son Sen, soupçonné par Pol Pot de vouloir faire défection à son tour, le paya de sa vie. Deux semaines plus tard, les deux premiers ministres du Cambodge, alors rivaux, le prince Norodom Ranariddh et Hun Sen, demandaient ensemble aux Nations unies de juger les chefs khmers rouges devant un tribunal international. Mais à ce moment-là, Pol Pot avait déjà été arrêté par ses anciens associés. Khieu Samphan, Nuon Chea et le commandant militaire khmer rouge Chhit Choeun (alias Mok) accusaient désormais Pol Pot d’être un “traître”. Ils le soumirent à un simulacre de procès. Ses accusateurs et complices le convainquirent non de génocide ou de crimes contre l’humanité entre 1975 et 1979, mais d’ “actes criminels” : avoir tué Son Sen et sa famille. Pol Pot pouvait encore donner des conférences de presse, se plaindre d’ennui et des moustiques dans sa “maison de détention” sous contrôle khmer rouge.

Puis, en mars 1998, l’ancien commandant adjoint de Mok, Ke Pauk, s’est mutiné. Il est passé du côté du gouvernement avec le gros des forces khmères rouges restantes. Elles ont attaqué les dernières unités de Mok, les refoulant derrière la frontière thaïlandaise. Pol Pot est mort, abandonné dans sa case en pleine jungle.

Les hauts dignitaires survivants du régime khmer rouge peuvent aujourd’hui être arrêtés et jugés. Nuon Chea, Khieu Samphan, Ieng Sary et Ke Pauk sont tous passibles de poursuites. L’ancien directeur de la prison de Son Sen, Deuch, et son “interrogateur” Mam Nay, sont à la portée de la justice. Et il se peut que Mok, seul et unijambiste — on l’appelle “le boucher” au Cambodge —, ne tienne plus très longtemps.

Un groupe de juristes des Nations unies, constitué pour répondre à l’appel bipartite du gouvernement cambodgien de 1997, s’est rendu à Phnom Penh en novembre pour examiner les nombreuses preuves. On s’attend à ce qu’il rende son rapport en février. C’est grâce au gouvernement cambodgien que l’armée khmère rouge a été démembrée et vaincue et que la plupart de ses chefs se sont livrés. Il revient maintenant à la communauté internationale de s’assurer que justice sera rendue aux victimes. 
 

Youk Chhang est directeur du Centre de documentation sur le Cambodge à Phnom Penh.

Ben Kiernan est professeur d’histoire et directeur du Programme d’études sur le génocide cambodgien à l’université Yale.

Dith Pran, dont l’histoire est retracée dans le film “La Déchirure”, a fondé le Dith Pran Holocaust 
Awareness Project.

(Traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve.)

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